SCENE PREMIÈRE.
CLARICE, NÉRINE
CLARICE
Je sors d'avec Léandre : ah ! quel
homme ennuyeux !
Je n'en puis plus, je sens un mal de tête affreux :
Il n'a pas déparlé pendant une heure entière :
Par bonheur, à la fin, je viens de m'en défaire,
Sous le prétexte heureux d'une commission
Dont j'ai su le charger.
NÉRINE
Il fallait, sans façon,
Lui donner son congé. Si j'avais été crue,
Vous l'auriez fait, madame, à la première vue.
Sa langue est justement un claquet
de moulin,
Qu'on ne peut arrèter sitôt qu'elle est en train ;
Qui babille, habille, et qui d'un flux rapide
Suit indiscrètement la chaleur qui la guide ;
De guerre, de combats, cent fois vous étourdit
Parle contre lui-même, et souvent se trahit ;
Dit le bien et le mal sans voir la conséquence,
Et de taire un secret ignore la science.
Claquet :
Se dit d'une petite latte de bois qui sert à la trime d'un moulin,
qui est en perpétuelle agitation, et qui fait beaucoup de bruit. C'est
la même chose que cliquet. (Dict. Furetière)
CLARICE
Tu le peins assez bien.
NÉRINE
Oui, j'ose mettre en fait,
Madame, qu'un bavard est toujours indiscret
En vain. Tel est l'esprit de notre capitaine :
Quoiqu'il ne vienne ici que de cette semaine,
Ce temps me semble un siècle ; et je tremble aujourd'hui
Que vous n'ayez dessein de vous unir à lui.
Etant si différents d'humeur, de caractère.
Clarice, honneur du sexe, a le don de se taire,
Exemple du défaut qui nous est reproché,
Et dont monsieur Léandre est si fort entiché.
Pour moi, je trouverais son parent préférable ;
Valère est le plus jeune et le plus raisonnable,
Il a beaucoup d'esprit, parle peu, comme vous.
CLARICE
Nérine, je veux bien l'avouer entre nous,
Je pense comme toi : tout ce qui m'embarrasse,
Je dépends de ma tante
NÉRINE
Eh ! madame, de grâce,
N'êtes-vous pas veuve ?
CLARICE
Oui ; mais je dois ménager
Cette tante qui m'aime et veut m'avantager ;
Tu sais que j'en attends un fort gros héritage.
Je ne puis faire un choix sans avoir son suffrage ;
Et malheureusement, sans l'avoir jamais vu,
Céphise pour Léandre a l'esprit prévenu.
Ismène, son amie, avec grand étalage,
En a fait un portrait comme d'un personnage
Distingué dans la guerre, et qui pour sa valeur
Doit bientôt d'une place être fait gouverneur.
NÉRINE
Valère est officier, brigue la même place,
Et peut également obtenir cette grâce.
Quand même le contraire arriverait enfin,
Pourrez-vous épouser...
CLARICE
Mon coeur est incertain.
NÉRINE
Et moi, si pour époux vous acceptez Léandre,
Je quitte dès ce soir sans plus longtemps attendre.
Quel maître ! Il voudrait seul parler dans le logis.
Ce serait un tyran qui, tout le jour assis,
Usurperait nos droits, qui ferait notre office ;
Et je mourrais plutôt que d'être à son service.
Il me serait trop dur de garder mes discours,
De ne pouvoir rien dire, et d'écouter toujours.
Un grand parleur, madame, est un monstre en ménage,
Et ce n'est que pour nous qu'est fait le babillage.
CLARICE
Que veux-tu que je fasse en cette occasion ?
Dis.
NÉRINE
Il faut vous armer de résolution,
Sortir en même temps de votre léthargie ;
Agir, faire parler une commune amie ;
Par exemple, Daphné, qui dans cette maison
Occupe un logement.
CLARICE
Sous un air assez bon,
Elle a l'esprit malin. J'ai plus de confiance
Dans Hortense sa soeur.
NÉRINE
L'une et l'autre s'avance.
***
SCENE II.
CLARICE, DAPHNÉ, HORTENSE, NÉRINE.
DAPHNÉ,
à Clarice.
Quoi ! vous vouys mariez, et ne m'en
dites rien.
A moi, votre voisine ! Oh ! cela n'est pas bien.
CLARICE.
Mais vous me surprenez avec cette nouvelle.
DAPHNÉ
A quoi bon le cacher ? Soyez plus naturelle.,
Vous sortez du veuvage, il n'est rien de plus sûr.
CLARICE.
Qui peut vous l'avoir dit ?
DAPHNÉ.
Votre mari futur.
Dès demain au plus tard vous épousez Léandre.
HORTENSE
C'est un bruit que lui-même a grand soin de répandre
Ce n'est plus un secret.
NÉRINE.
Il est bon là, ma foi !
CLARICE.
Vous êtes là-dessus plus savantes que moi.
Je sais, pour m'obtenir, qu'il fait agir Ismène,
Mais je ne croyais pas la chose si prochaine.
Léandre, le premier, aurait dû m'avertir,
Et la seule raison m'y fera consentir.
Comme mon coeur rejette au fond cette alliance,
Vous devez l'une et l'autre excuser mon silence.
J'ai même appréhendé qu'avec juste raison
Daphné ne badinât d'une telle union ;
Et, pour preuve qu'ici j'agis avec franchise,
Je vous prie instamment d'en parler à Céphise
Pour la faire changer de résolution :
Je ne vous aurai pas peu d'obligation.
HORTENSE.
Dès que je la verrai, fiez-vous à mon zèle ;
Comptez que je ferai mon possible auprès d'elle.
CLARICE
Ecoutez cependant, je dois vous avertir
Que Léandre chez moi va bientôt revenir.
S'il nous rencontre ensemble...
NÉRINE
Eh ! vous n'avez que faire
De vous presser, sachant quel est son caractère.
Il est chargé pour vous d'une commission,
Mais il ne quitte pas sitôt une maison.
Il dit toujours : Je sors, et toujours il demeure.
Ne parlât-il qu'au Suisse, il lui faut d'une heure.
Ce remarquable trait, l'avez-vous oublié ?
A dîner l'autre jour quand vous l'avez prié,
Il fut voit le matin Doris, grande parleuse ;
Puis Mélite survint, autre insigne causeuse.
Le trio de jaser fit si bien son devoir,
Qu'il ne se sépara pas qu'à cinq heures du soir.
Il jaserait encore, si le discret Léandre
N'avait appréhendé de se trop faire attendre :
Croyant se mettre à table, il vint (j'en ai bien ri)
Une grosse heure après qu'on en était sorti.
DAPHNÉ
Le trait est singulier
HORTENSE
S'il ne trouvait personne ?
DAPHNÉ
Pour plus de sûreté, dépêchons-nous, ma bonne.
Partons
HORTENSE
Ma soeur et moi, nous allons au palais,
Où nous avons affaire
CLARICE
Et moi, dans le Marais,
Voir ma tante, et savoir au vrai e qu'elle pense
D'un hymen pour lequel j'ai de la répugnance.
DAPHNÉ
Quelqu'un monte ; c'est lui, car j'entends parler haut.
Sortons par ce coté ; sauvons-nous au plutôt.
(Elles sortent.)
NÉRINE
Il a de babiller une fureur extrême,
Jusque-là qu'étant seul il jase avec lui-même.
***
SCENE III.
LÉANDRE, NÉRINE.
LÉANDRE, parlant tout seul sans
voir Nérine
Non, rien n'est plus piquant que de
courir, d'aller,
Sans rencontrer personne à qui pouvoir parler.
Quand on trouve les gens, on raisonne, l'on cause,
On s'informe et toujours on apprend quelque chose ;
Et ne dît-on qu'un mot au portier du logis,
Cela vous satisfait ; et comme le marquis
Me disait l'autre jour en allant chez Julie...
NÉRINE
A qui parle monsieur ?
LÉANDRE
C'est toi ! Bonjour, ma mie,
Comment te portes-tu ? Fort bien, j'en suis ravi ;
Ta maîtresse de même, et moi fort bien aussi.
Elle m'avait prié d'aller voir Isabelle
De sa part ; mais, morbleu ! personne n'est chez elle,
Pas le moindre laquais ; j'ai trouvé tout sorti,
Et je suis revenu comme j'étais parti.
Hier encore, hier, je courus comme un diable,
Secoué, cahoté dans un fiacre exécrable.
Au foubourg Saint-Marceau j'allai premièrement ;
Des Gobelins ensuite au faubourg Saint-Laurent ;
Du faubourg Saint-Laurent, sans presque prendre haleine,
Au faubourg Saint-Antoine, et tout près de Vincenne ;
Du faubourg Saint-Antoine au faubourg Saint-Denis ;
Du faubourg Saint-Denis dans le Marais, et puis
En cinq heures de temps faisant toute la ville,
Je revins au Palais, et du Palais dans l'Isle ;
De là je vins tomber au faubourg Saint-Germain ;
Du faubourg Saint-Germain...
NÉRINE,
l'intérrompant avec volubilité.
J'ai couru ce matin,
Et de mon pied léger, jusqu'au bout de la rue :
De la rue au marché ; puis je suis revenue.
Il m'a fallu laver, frotter, ranger, plier ;
J'ai monté, descendu de la cave au grenier,
Du grenier à la cave, arpenté chaque étage.
J'ai tourné, tracassé, fini plus d'un ouvrage ;
Pour madame et pour moi fait chauffer un bouillon ;
J'ai plus de trente fois fait toute la maison,
Pendant qu'un cavalier, que Léandre on appelle,
A causé, babillé, jasé tant auprès d'elle,
Qu'elle en a la migraine, et que pour s'en guérir,
Tout à l'heure, monsieur, elle vient de sortir.
LÉANDRE
Vous devenez, ma fille, un peu trop familière,
Et toutes ces façons ne me conviennent guère.
Si je ne respectais la maison où je suis,
Parbleu ! Je saurais bien... Profitez de l'avis ;
Et parlant à des gens qui passent votre sphère,
Songez à mieux répondre, ou plutôt à vous taire.
NÉRINE
Le silence est un art difficile pour nous,
Et j'irai, pour l'apprendre, à l'école chez vous.
LÉANDRE
A Clarice, tantôt, je dirai la manière
Dont tu reçois ici ceux qu'elle considère ;
Et tu devrais savoir qu'en la passe où je suis,
On doit me ménager, et qu'en un mot je puis
Faire de ta maîtresse une très-haute dame,
Et qu'aujourd'hui peut-être elle sera ma femme ;
Que je dois obtenir un important emploi,
Ayant avec honneur servi vingt ans le roi ;
Que Clarice aurait tort de préférer Valère,
Et qu'il est mon cadet de plus d'une manière ;
Qu'un homme comme moi trouve plus d'un parti ;
Que de Julie enfin je ne suis point haï.
Julie a du brillant et beaucoup de jeunesse ;
Ta maîtresse a trente ans, et moins de gentillesse ;
Mais elle a des vertus dont je ne fais plus de cas,
Elle est sage, économe, et ne babille pas.
NÉRINE
La déclaration est tout à fait nouvelle,
Et je vous dois, monsieur, remercier pour elle.
LÉANDRE
Adieu. Je vais agir pour mon gouvernement.
Oh ! Valère en sera dupe sûrement.
Mais je le vois qui vient.
NÉRINE
Avec lui je vous laisse.
(Elle sort)
LÉANDRE, à part.
Il m'aborde à regret, et son aspect me blesse.
Il n'est, pour se haïr, que d'ètre un peu parent.
***
SCENE IV.
LÉANDRE, VALÈRE.
LÉANDRE
Ah ! vous voilà, monsieur ; j'en suis
charmé, vraiment.
C'est peu que de vouloir m'enlever ma maîtresse ;
J'apprends que vous avez encor la hardiesse
De former des desseins sur le gouvernement
Qui, par la mort d'Enrique, est demeuré vacant,
Et que j'ai demandé pour prix de mon courage,
Sans respecter mes droits, mes services, mon âge.
Mais, mon petit cousin, je vous trouve plaisant,
D'oser, d'affecter d'être en tout mon concurrent.
Vous vous taisez ?
VALÈRE
J'attends le moment favorable,
Et vous trouve, monsieur, parleur fort agréable.
Vous avez tort, pourtant de vous mettre en courroux ;
Vous savez que je suis officier comme vous.
LÉANDRE
Officier comme moi ! Tu te moques : à d'autres !
Oses-tu comparer tes services aux nôtres ?
Dès l'âge de quinze ans j'ai porté le mousquet ;
Quand j'étais lieutenant, tu n'étais que cadet.
J'ai vu trente combats, vingt siéges, six batailles ;
J'ai brisé des remparts, j'ai forcé des murailles ;
J'ai plus de trente fois harengué nos soldats ;
Et, bourgeois, je me suis ennobli par mon bras.
Je n'oublierai jamais ma première campagne ;
Je crois que nous faisions la guerre en Allemagne.
Dans un détachement... c'était en sept cent trois,
A cinq heures du soir... quatorzième du mois...
L'affaire fut très-vive, et j'y fis des merveilles,
Alidor y laissa l'une de ses oreilles.
Il a joué depuis jusqu'à son régiment ;
Autrefois colonel et commis à présent.
Connais-tu bien sa femme ? Elle est encor piquante :
J'étais hier chez elle, où j'entretins Dorante.
As-tu vu la maison qu'il a tout près de Caen ?
Elle est belle. Je vais ten faire ici le plan
En deux mots.
VALÈRE
Mais, monsieur, vous battez la campagne
Et vous êtes déjà bien loin de l'Allemagne.
Quant au gouvernement, le succès montrera
Si j'ai de bons amis.
LÉANDRE
Oh ! Je t'arrête là.
Des amis, des patrons, j'en ai de toute espèce.
Fripons, honnêtes gens, tout pour moi s'intéresse.
Je fais agir sous main le chevalier
Caquet,
Lisimon l'intrigant, et Damon le furet,
Qui se fourre partout, à l'Etat très-utile,
Officier à la cour, espion à la ville ;
Un jeune abbé qui fait et le bien et le mal,
Du sexe fort aimé. J'aurai par son canal
Une lettre aujourd'hui d'un certaine dame
Qui connait le ministre, et peut tout sur son âme ;
Parente de Cloris : je ne dit pas son nom,
Il faut avoir en tout de la discrétion.
Chez elle, ce matin, sans plus longtemps remettre,
L'abbé doit me mener pour avoir cette lettre.
VALÈRE à part
Parente de Cloris ! c'est Constance, ma foi !
Elle est fort mon amie, et fera tout pour moi.
Il m'a très à propos rappelé mon idée ;
Il faut le prévenir.
LÉANDRE
La chose est décidée ;
Et quand même la cour, par un coup de bonheur,
De Quimper-Corentin vous ferait gouverneur,
Je n'en serais pas moins le mari de Clarice,
Car sa tante m'estime.
VALÈRE
Elle vous rend justice.
Votre...
LÉANDRE
Votre ? Ecoutez, car je parle le mieux.
VALÈRE
Dites encor le plus.
LÉANDRE
Tu n'es qu'un envieux :
N'ayant pas, comme moi, le don de la parole,
Ton coeur en est jaloux, et cela te désole.
De ma complexion je parle peu pourtant ;
Et si j'avais voulu mettre au jour mon talent,
Mieux que mon avocat j'aurais plaidé moi-même
Mes causes, quoiqu'il soit d'une éloquence extrême
Car il dit ce qu'il veut, il est orateur né.
Sur sa langue les mots s'arrangent à son gré ;
Sa volubilité, qui n'a point de pareille,
Est un torrent qui part et ravage l'oreille ;
Et je ne vois personne au Palais, aujourd'hui,
Qui parle plus longtemps ni plus vite que lui.
VALÈRE
Oh ! sur lui vous auriez remporté la victoire :
Je ne balance pas un moment à le croire.
LÉANDRE
En vain tu penses rire, en vain tu crois railler.
Sois instruit que tout cède au talent de parler,
Et sache qu'en amour, aussi bien qu'en affaire,
La langue fut toujours une arme nécessaire.
Par là l'on persuade et l'on se fait aimer ;
On méprise ces gens qui, lents à s'exprimer,
Hésitant sur un mot qui dans leur bouche expire,
Font souffrir l'auditeur de ce qu'ils veulent dire.
VALÈRE
Moi, je crois qu'en affaire, aussi bien qu'en amours,
Agir quand il le faut vaut mieux que les discours :
Le trop parler, monsieur, souvent nous est contraire
LÉANDRE
Vous jasez cependant plus qu'à votre ordinaire.
Pour moi, j'articulais mes mots avant le temps,
Et m'expliquais si bien à l'âge de trois ans,
Un jour, il m'en souvient, ma grand'mère enchantée
Me prit entre ses bras.
VALÈRE
Quel est donc ce laquais ?
***
SCENE V.
LÉANDRE, VALÈRE, LA FLEUR.
LA FLEUR bas à Léandre
Monsieur l'abbé m'envoie ; il vous
attend.
LÉANDRE
J'y vais.
(Continuant son discours)
Puis me tint ce propos
VALÈRE bas
Le voilà qui demeure.
LA FLEUR revenant sur ses pas
Tout à l'heure..
La Fleur s'en va
***
SCENE VI.
LÉANDRE, VALÈRE.
LÉANDRE
La bonne femme donc, j'ai son discours à
présent ;
Ce qu'on retient alors reste profondément :
C'est une cire molle où tout ce qu'on applique
S'écrit...Si, comme moi, vous saviez la physique,
Je vous mettrais au fait ; car j'ai beaucoup de goût,
Pour un homme de guerre, et sais un peu de tout.
J'aime les tourbillons, le sec et le liquide,
Des atômes...
VALÈRE à part
Il va se perdre dans le vide.
LÉANDRE
Le flux et le reflux exercent mon esprit ;
La matière subtile, elle me réjouit.
C'est une belle chose encore que l'histoire ;
Je la cite à propos, car j'ai de la mémoire,
Et n'ai rien oublié de tout ce que j'ai lu :
La bataille d'Arbelle, où César fut vaincu,
Et celle de Pharsale où périt Alexandre ;
Et Darius le Grand, qui mit Thebes en cendre...
Dans la vivacité je crois que je confonds.
VALÈRE
Ma foi ! vous excellez pour les digressions,
Et j'admire votre art à changer de matières
Par des transitions insensibles, légères.
Vous raisonnez de tout avec beaucoup d'esprit,
Et vous citez l'histoire en homme bien instruit.
LÉANDRE
Il me brouille toujours.
***
SCENE VII.
LÉANDRE, VALÈRE, NÉRINE.
NÉRINE
Excusez, je vous prie :
Mais il entre, messieurs, nombreuse compagnie.
La tante de Clarice arrive maintenant :
Ismène l'accompagne ; Hortense au même instant
Rentre, et sa soeur la suit ; Doris avec Mélite
Vient d'un autre côté pour nous rendre visite.
(S'adressant à Léandre)
Vous les entretiendez, elles ne sont que six ;
Et ferez, s'il vous plaît, les honneurs du logis,
Monsieur, en attendant le retour de Clarice
LÉANDRE
Volontiers, je saisis l'occasion propice :
Je vole vers la tante et je cours l'embrasser,
Et lui donner la main. Je vous laisse y penser.
Adieu, monsieur.
***
SCENE VIII.
VALÈRE, NÉRINE.
VALÈRE
Que croire ?
NÉRINE
Allez, quoi qu'il en dise,
Nous pourrons balancer le pouvoir de Céphise.
Monsieur, je vous protège, et cela vous suffit
VALÈRE
Et ta maîtresse ?
NÉRINE
Elle est pour vous, sans contredi
Si le gouvernement...
VALÈRE
Va, mon affaire est bonne,
Et je sors de ce pas pour voir une personne
Dont notre babillard m'a fait ressouvenir,
Et qui pour moi, je crois, pourra tout obtenir ;
Dans le temps que lui-même entretiendra ces dames,
Et qu'il va tenir tête au caquet de six femmes.
NÉRINE
Rentrons, j'entends nos gens qui parlent en chorus.
***
SCENE IX.
LÉANDRE, CÉPHISE, ISMÈNE, HORTENSE, DAPHNÉ, DORIS,
MÉLITE.
DORIS et MÉLITE, entrent les
premières
Nous nous rendons, madame, et ne
disputons plus.
HORTENSE à Céphise
Je suis de la maison, point de cérémonie.
LÉANDRE se plaçant au milieu
Mesdames, vous voilà fort bonne compagnie :
Vous n'avez qu'à parler, je suis prêt d'écouter ;
Et de tous vos discours je m'en vais profiter.
DAPHNÉ
Vous êtes aujourd'hui coiffée en miniature.
(Bas à Hortense).
Sa parure est risible autant que sa figure.
DORIS
Je suis en négligé.
ISMÈNE
J'aime cette façon
CÉPHISE avec poids et lenteur
Elle vous sied.
LÉANDRE
Cela vous donne un air fripon.
HORTENSE
Je viens de rencontrer Lucile dans la rue,
Et je vous avouerai que je l'ai méconnue.
ISMÈNE
Elle devient coquette en l'arrière saison
MÉLITE
Elle est toujours au bal, c'est là sa passion.
CÉPHISE
Mais, à propos de bal, on m'a fait une histoire.
LÉANDRE
Bon. Racontez-nous-la : plus qu'on ne saurait croire
J'ai l'esprit curieux.
CÉPHISE
Je vais vous la conter.
DORIS
J'en sais une.
LÉANDRE
Et moi deux.
CÉPHISE
Voulez-vous m'écouter?
DAPHNÉ
Oh ! Vous parlez si bien que je suis tout oreille
(à part)
Son ton de voix m'endort, et déjà je sommeille.
LÉANDRE
Je ne dis rien.
ISMÈNE et DORIS
Paix
LÉANDRE
Paix!
CÉPHISE lentement.
Conduite par l'amour,
Certaine dame au bal se rendit l'autre jour.
LÉANDRE
Au bal de l'opéra.
CÉPHISE
Sans doute. Un mousquetaire
L'attirait en ces lieux.
LÉANDRE
En amour comme en guerre.
Ce sont de verts messieurs
CÉPHISE
La dame en question,
Je ne la nome point, et cela pour raison.
DORIS
Je devine qui c'est.
LÉANDRE
C'est la jeune marquise.
ISMÈNE à part
Il va, par son babil, indisposer Céphise.
CÉPHISE.
Un instant ; attendez : celle dont il s'agit
A près de soixante ans, à ce que l'on m'a dit.
LÉANDRE.
Oh ! j'y suis pour le coup
MÉLITE.
Je sais aussi l'affaire.
LÉANDRE.
C'est Chloé.
CÉPHISE.
Point du tout.
HORTENSE à part.
L'étrange caractère.
MÉLITE.
C'est Clorinde.
LÉANDRE.
Ou Lucile.
CÉPHISE.
Eh ! D'un esprit moins prompt....
LÉANDRE.
Mais, sans vos interrompre.
CÉPHISE.
Encore il m'interrompt !
LÉANDRE.
Permettez-moi...
CÉPHISE.
Je prends le parti de me taire,
Puisqu'on n'écoute pas, qu'on me rompt en visière.
LÉANDRE.
Moi, madame ? J'en suis incapable
CÉPHISE.
Il suffit.
DORIS.
Pour bien faire, parlons tour à tour.
LÉANDRE.
C'est bien dit.
La conversation doit être géniale.
MÉLITE.
Le moyen, si monsieur saisit toujours la balle ?
LÉANDRE.
Je n'ai pas entamé seulement un discours.
DAPHNÉ bas à Léandre.
Allez, laissez-les dire, et poursuivez toujours.
DORIS.
Mesdames, irez-vous à la pièce nouvelle ?
LÉANDRE.
Le titre, s'il vous plaît?
ISMÈNE.
Dit-on qu'elle soit belle?
MÉLITE.
Le Babillard, Monsieur.
LÉANDRE.
Oh ! je veux voir cela,
Et je ferai ce soir faux bond à l'Opéra.
CÉPHISE.
Pour moi, je ne saurais souffrir les comédies.
DORIS.
Je n'ai goût aussi que pour les tragédies.
LÉANDRE.
Parbleu ! j'y veux mener le chevalier Caquet
Avec mon avocat, pour y voir leur portrait.
A ce théâtre-là, pourtant je ne vais guère.
DAPHNÉ.
Je m'étonne, monsieur, qu'ayant tant de lumière...
LÉANDRE.
Je pourrais, il est vrai, passer pour connaisseur ;
Car je sais tout Pradon et Montfleury par coeur.
Autrefois, j'ai joué dans les fureurs d'Oreste.
"Tiens, tiens, voilà le coup."
MÉLITE.
Nous vous quittons du reste.
DORIS.
J'aime beaucoup
la Foire.
LÉANDRE.
Oh ! j'y ris, sur ma foi,
Du meilleur de mon âme, et sans savoir pourquoi.
Madame, avez-vous vu l'animal remarquable
Qui tient du chat, du boeuf, presque au chameau semblable ?
Et le fameux Saxon n'est-il pas amusant ?
Polichinelle encore est fort divertissant.
Ma foi ! vive Paris ! c'est une grande ville.
MÉLITE.
On ne peut dire un mot qu'il n'en réponde mille.
CÉPHISE.
Il interrompt toujours.
DORIS.
Il fait tout l'entretien.
DAPHNÉ bas à Léandre.
Ne vous relâchez pas.
LÉANDRE.
Je ne dirai plus rien.
CÉPHISE.
Pourriez-vous me donner des nouvelles d'Aminte ?
DORIS et MÉLITE.
Madame, elle est ...
LÉANDRE.
Elle est mariée à Philinte.
CÉPHISE.
Il tient bien sa parole.
DORIS.
Celui-là est donc trop fort.
Mariée à Philinte
MÉLITE.
Elle est veuve.
LÉANDRE.
J'ai tort.
DORIS.
Aminte est mon amie.
MÉLITE.
Et je suis sa voisine
LÉANDRE.
Je lui tiens de plus près, car elle est ma cousine.
MÉLITE.
Elle n'est plus ici.
LÉANDRE.
Sans contestation.
DORIS bas à Céphise.
Vous l'a-t-on dit?
LÉANDRE.
Avec votre permission ....
CÉPHISE.
Eh ! laissez donc parler.
DORIS.
Elle se remarie ...
DAPHNÉ bas à Léandre.
Défendez-vous.
LÉANDRE.
Un mot.
MÉLITE.
Elle est en Picardie...
LÉANDRE.
Oh ! je suis son cousin.
DORIS.
Par le dernier courrier ....
LÉANDRE.
Au troisième degré.
MÉLITE.
Jusqu'au mois de Janvier
LÉANDRE.
Je sors d'un sang bourgeois
DORIS.
Elle vient de m'écrire.
MÉLITE.
Je dois...
LÉANDRE.
Et je me fais un honneur de le dire.
LÉANDRE.
Mais...
CÉPHISE.
Dans ce pays-là comme j'ai quelques biens ...
LÉANDRE.
Je le suis.
DORIS.
Elle épouse un conseiller d'Amiens ....
MÉLITE.
Je dois aller bientôt...
LÉANDRE.
Du côté de ma mère.
DORIS.
C'est un riche parti...
MÉLITE.
Je pars avec mon frère...
CÉPHISE.
Mesdames....
LÉANDRE.
Il est sûr...
CÉPHISE.
Mais, monsieur...
DAPHNÉ à Léandre.
Tenez bon.
LÉANDRE, MÉLITE, DORIS.
Madame...
DAPHNÉ à Léandre.
Allons, poussez, car vous avez raison.
(Léandre, Mélite,Doris, Céphise et Ismène partent
ensemble.)
LÉANDRE.
On me conteste en vain ce que je certifie,
On ne m'apprendra pas ma généalogie.
Mieux qu'un autre, je crois, je dois en être instruit,
Puisque cent et cent fois mon père me l'a dit.
MÉLITE.
Comme je la connais dès la plus tendre enfance,
Qu'ele eut toujours en moi beaucoup de confiance
Ne pouvant me parler, elle m'écrit souvent,
Et je lui fais aussi réponse exactement.
DORIS.
A vous dire le vrai, la province m'ennuie,.
Car je hais les façons et la tracasserie ;
Et si je n'espérais de bientôt revenir,
Je ne pourrais jamais me résoudre à partir.
CÉPHISE.
Il ne se vit jamais une chose semblable !
Il faut avoir l'esprit, l'humeur insupportable ;
Et c'est un procédé, monsieur, des plus choquants,
Que de fermer ainsi toujours la bouche aux gens.
ISMÈNE.
Je me joins à madame, et ne puis plus me taire
Sur vos façons d'agir, sur votre caractère.
J'en suis scandalisée, et par votre caquet
Vous détruisez, monsieur, tout ce que j'avais fait.
MÉLITE.
Si vous voulez mander....
DORIS.
Vous connaissez Chrisante.
LÉANDRE.
Quoique que vous en disiez,Aminte est ma parente
Mesdames; car Aminte est fille de Damon
Gentilhomme servant, et petit-fils d'Orgon:
Lequel Orgonétait propre neveu d'Argante,
Célèbre partisan, et frère de Dorante:
Lequel Doranteavait en hymen clandestin
Epousé par amour Guillemette Patin:
Laquelle Guillemette était, ne vous déplaise,
Fille du second lit d'Angélique la Chaise:
Et laquelle Angélique...
(Il tousse.)
MÉLITE
Oh! laquelle, lequel
Je n'y puis plus tenir.
(Elle sort.)
***
SCENE X.
LÉANDRE,CÉPHISE,ISMÈNE,DORIS,DAPHNÉ,HORTENSE.
LÉANDRE, continuant son discours
Du côté paternel,
Si j'ai bonne mémoire, était soeur d'Hippolyte.
(Il
crache.)
DORIS, bas, en s'en allant.
Qu'une
nazarde...mais il vaut mieux que je quitte.
***
SCENE XI.
LÉANDRE,CÉPHISE,ISMÈNE,HORTENSE,DAPHNÉ.
LÉANDRE poursuivant toujours.
Et ladite Hippolyte était soeur,d'autre
part,
De l'avocat Martin, dit Babille ou Braillard,
Qui mourut en parlant.Ledit Martin Babille
Etait mon trisaïeul.
HORTENSE.
C'est un mal de famille.
Fuyons;sauve qui peut.
(Elle s'en va.)
***
SCENE XII.
LÉANDRE,CÉPHISE,ISMÈNE,DAPHNÉ.
LÉANDRE, reprenant son discours.
J'ai son portrait chez moi,
Et lui ressemble fort. On voit par là, je croi,
Qu'Aminte...Attendez donc, j'oubliais de vous dire
Que ce fameux Martin sortait d'une Delphire;
Laquelle descendait du vicomte de Querre,
Bas-Breton de naissance, et seigneur de Quimper;
Ce vicomte de Querre,remarquez bien de grâce...
(Il éternue)
ISMÈNE, bas.
Que monsieur est un sot. J'abandonne la place.
(Elle
sort en colère.)
***
SCENE XIII.
LÉANDRE,CÉPHISE,ISMÈNE,DAPHNÉ.
LÉANDRE, continuant toujours
Fut grand homme de guerre, et de mestre de camp,
Donna dans le commerce et devint trafiquant.
Or donc,pour revenir,pour être laconique,
Martin Braillard Babille était oncle d'Enrique,
Major et gouverneur de Quimpercorentin,
Je dois avoir sa place, et le dis à dessein.
Enrique donc, neveu de Martin...
(Il se mouche)
CÉPHISE.
Ah! J'expire.
J'étouffe, je m'en vais.
(Elle sort.)
DAPHNÉ.
Moi, je crève de rire.
(Elle suit Céphise.)
***
SCENE XIV.
LÉANDRE, poursuivant seul.
Hérita de ses biens;car Martin Braillard
N'avait, à son décès, laissé qu'un fils bâtard,
Mort depuis enEspagne;et pour toute famille,
De son épouse Alix n'avait eu qu'une fille,
Trépassée, enterrée un an avant sa mort,
Qui promettait beaucoup, et qu'il chérissait fort
***
SCENE XIV.
LÉANDRE,NÉRINE, qui vient se
mettre derrière lui pour l'écouter.
LÉANDRE sans apercevoir Nérine
Enrique combattit et sur mer et sur
terre,
Et laissa les trois quarts de son corps à la guerre;
Car il perdit un oeil à Gand,le fait est sûr,
La cuisse droite à Mons,le bras gauche à Namur.
Il n'aimait pas le vin et haïssait les femmes :
Je le dis à regret, excusez-moi, mesdames,
De vous fâcher en rien...
NÉRINE derrière la chaise
Vous êtes bien poli.
LÉANDRE
Ah! Nérine, c'est toi.Mais je suis seul ici:
Je m'en serais douté. Peste soit des femelles!
Dans tous leurs entretiens elles sont éternelles ;
Veulent parler,parler, et n'écouter jamais.
Ces bavardes,surtout, bon Dieu! que je les hais !
Le talent le plus rare et le plus nécessaire,
Surtout dans une femme, est celui de se taire.
NÉRINE.
Ah!monsieur, quel exploit! Avoir ainsi défait,
Su vaincre, surpasser en babil, en caquet,
Six femmes à la fois, et leur donner la fuite!
Quelles femmes encor! la braillarde Mélite,
L'éternelle Céphise et la roque Doris,
Causeuses par état, s'il en est dans Paris.
Après être sorti vainqueur de cette affaire,
Qui peut vous refuser le surnom de commère?
LÉANDRE
Voyez la médisance. A peine ai-je eu le temps
De dire quatre mots,de desserrer les dents.
Mais je sors
NÉRINE.
Attendez,voici certaine lettre
Qu'on vient de me donner,monsieur,pour vous emettre
LÉANDRE
Elle vient de l'abbé ; voyons ce qu'elle dit.
(Il
lit tout haut.).
Comme on ne saurait vous parler, monsieur, je
prends le parti de vous écrire.Vous venez d'échouer
dans l'affaire en question,pour avoir trop parlé et
n'avoir pas assez agi, et faute de vous être rendu
chez moi quand je vous ai envoyé mon laquais.
Vous n'en sauriez douter, puisque Valère vient d'obtenir le
gouvernement par l'entremise de la personne
chez qui je devais vous mener ce matin."
L'abbé BRIFFART.
NÉRINE.
J'approuve cette lettre,et c'est fort bien écrit.
LÉANDRE
L'injustice est criante,et je devais peu craindre...
Mais j'aurai le plaisir d'aller partout m'en plaindre;
Et Clarice vaut mieux que cent gouvernements.
***
SCENE XIV.
LÉANDRE,VALÈRE,CÉPHISE,CLARICE,NÉRINE
CÉPHISE, parlant à Valère
Vous saurez devant lui quels sont mes
sentiments
Et je vais m'expliquer sans tarder davantage
LÉANDRE.
Madame,en ce moment j'attends votre suffrage.
NÉRINE, à Céphise
De Quimper-CorentinValère est gouverneur.
CÉPHISE, s'adressant à Valère
Je viens d'en être instruite, et fais choix de monsieur.
LÉANDRE.
Contre les sentiments que vous faisiez paraître?...
CÉPHISE.
Je n'avais pas alors l'honneur de vous connaitre,
Et je ne savais pas que vous étiez enfin
Arrière petit-fils du célèbre Martin
VALÈRE.
Vous serez de ma noce.
CLARICE.
Ami,maîtresse,affaire.
Vous perdez tout,monsieur,pour n'avoir su vous taire
NÉRINE.
Monsieur le gouverneur, je vous baise les mains.
LÉANDRE.
Je n'ai rien à répondre à ces discours malins;
Mais,pour me consoler de ce qui les fait rire,
Allons chercher quelqu'un à qui pouvoir le dire
(Au
parterre en revenant sur ses pas.)
Messieurs,un mot avant que de sortir;
Je serai court, contre mon ordinaire.
Si, par bonheur,j'ai pu vous divertir,
Si mon babil a su vous plaire,
Daignez le témoigner tout haut.
Si je vous déplais, au contraire,
Retirez-vous sans dire mot,
N'imitez pas mon caractère.
FIN