1.1. Scene premiere.
POLIDECTE, ADRASTE.
POLIDECTE.
MON frere va périr. Voici le jour terrible
Qu'il doit être frapé d'une main invisible.
Les feux contagieux d'embraſent plus ce
bord,
Le ſalut de ſon peuple est l'Arrêt de ſa
mort:
Il doit ſeul expirer pour toute la Patrie.
Au Ciel impunément on n'offre point ſa vie.
ADRASTE.
Seigner, dès que la Parque aura fermé ses yeux,
Reprenez tous vos droits, commandez en ces lieux.
Ne perdez point de tems, que rien ne vous étonne
Et du pied des Autels, oſez monter au Trône.
[Page 162]Pour en chaſſer Alceſte et vous y faire aſſeoir,
Je ſuis prêt à combattre, & m'en fais un devoir.
POLIDECTE.
As-tu vû nos guerriers ? Et leur troupe fidelle
Eſt-elle diſpoſée à ſeconder ton zèle ?
Car c'eſt peu de Lariſt[?]e, & que mes dons ſecrets
De tous ſes Citoyens, me faſſent des ſujets :
C'eſt peu que Timocrate y conduiſe mes brigues,
Si le ſoldat ici, ne ſoutient mes introgues.
Puis-je attendre...
ADRASTE.
Oui, Seigneur, nos ſoldats ſont tous prêts,
Honteux de s'avilir dans une indigne paix,
Chargés du vil emploi de cultiver la terre {?}
Ils n'attendent qu'un Chef & {respire} la guerre:
Du ſoin de les armer{/} Prince, honorez mon bras,
Et ſouffrez que pour vous, ils marchent ſur mes pas.
POLIDECTE.
Oui, ſois leur Chef, ami, ſur toi je me repoſe.
ADRASTE.
Après un tel suſſrage, il n'eſt rien que je n'oſe.
Avant la fin du jour vous ſerez élu Roi,
Et verrez tous nos Grecs fréchir ſous votre loi ;
A moins qu'à nos deſſeins le Ciel ne mette obstacle;
Que pour ſauver Admete il ne rende l'Oracle,
Et que, trompant nos voeux, cet Oracle aujourd'hui,
Ne détourne le trait qui doit tomber ſur lui.
POLIDECTE.
Ah ! chaſſe de ton ame un eſſroi ridicule.
Se peut-il qu'à ce point, un guerrier ſoit crédule ?
Graces à mon pouvoir, je ne craisn rien des Cieux,
Réponds-moi des ſoldats, je te réponds des Dieux.
Si la Reine et le peuple attendent leur réponſe
Raſſûre tes eſprits, c'eſt moi qui la prononce.
ADRASTE.
Mais ces Dieux ont d'{Admette} entendu les regrets :
Ils ont chaſſé la mort du ſein de ſes ſujets ;
Une ſeconde fois ils peuvent faire grace,
[Page 163]Prince, & ne point fraper le coup qui le menace.
POLIDECTE.
Le lien dont je veux m'attacher à ton ſang,
Ta prudence éprouvée, & ton zèle conſtant
Veulent qu'à tes regards je dévoile un myſtére,
Que j'ai ſçu renfermer au fond du ſanctuaire.
Je puis t'ouvrir mon coeur. Ces lieux remplis d'effroi,
Ne ſont tout occupés que du péril du Roi.
Tu te ſouviens qu'Alceſte en cette même Ville,
Où mon Pere régnoit, vint chercher un azile.
Trop ſenſible à ſon ſort, fauſſement ébloüi,
Tu ſçais qu'il déclara par un ordre inoüi,
Que celui de nous deux qu'elle voudroit élire,
Et nommer ſon époux, poſſéderoit l'Empire.
La perfide trahit mon eſpoir orgueilleux,
Elle fit choix d'Admete & couronna ſes feux.
Ce qui redouble encor ma fureur vengereſſe,
Le ſceptre m'échappa malgré le droit d'aîneſſe.
Ce droit ſacré, par moi fut en vain atteſté ;
Mon Pere par ce frein ne fut point arrêté.
Ce titre ne ſervit qu'à combler ma miſére
Le jour que ſur le Trône il fit aſſeoir mon frere ;
Ce jour, ſans conſulter mon coeur ambitieux,
Il conſacra ma vie au culte de nos Dieux.
Il craignoit le dépit que je faiſois paroître,
Et proſcrit de la Cour, je fus élu grand-Prêtre.
Ce n'étoit point aſſez ; à tout ce que j'aimois,
Son barbare pouvoir m'arracha pour jamais.
Il bannit de ces lieux ta fille que j'adore,
Et pour qui j'entreprends un projet qu'on ignore.
Peres dénaturés ! Parens pleins de rigueurs !
Qui diſpoſez de nous ſans l'aveu de nos coeurs,
Votre main nous conduit au bord des précipices ;
Et de tous nos forfaits vous êtes les complices.
Je ſuis né pour l'éclat, non pour l'obſcurité,
Et j'exerce à regret ma triſte dignité.
Je n'ai point oublié l'injure qu'on m'a faite.
Méditant chaque jour ma vengeace ſecrette,
[Page 164]A l'ombre des Autels, au centre de la paix,
J'ai mis mes plus grands ſoins à bien choiſir mes traits.
Pour Alceſte toujours ma haine s'eſt accruë,
Sur mon malheureux frere elle s'eſt étenduë ;
Et déguiſant le piége où j'ai ſçu l'engager,
J'ai des Dieux que je ſers apris à me venger.
Eux-mêmes ont fourni des armes à ma rage,
Et pour cacher mon bras, m'ont prêté leur nuage.
J'ai long-tems attendu, deux ans ſe ſont paſſés,
Sans pouvoir ſatisfaire à mes voeux offenſés.
La Theſſalie heureuse et trop bien gouvernée,
Ne laiſſoit aucun jour à ma haine obſtinée.
Admete, pacifique, & borné dans ſes voeux,
Tendre envers ſes ſujets, & zèlé pour les Dieux
Portant même ſouvent juſques à la foibleſſe,
Son zèle trop timide & ſa folle tendreſſe,
Se voyoit adoré d'un peuple qu'il aimoit.
Contraint de dévorer l'ardeur qui m'enflâmoit,
Craignant à découvert ded commettre le crime,
De hazarder le prix de l'orguëil qui m'anime,
Par des détours cachés, par des ſentiers ſecrets,
J'ai voulu parvenir à d'utiles [forfaits].
J'ai paru détaché d'une Cour que j'adore,
Et me ſuis renfermé dans des lieux que j'abhorre.
De mon coeur en public cachant l'ambition,
J'ai ſaiſi pour fraper, l'heure & l'occaſion.
La Fortune ſe livre à qui la ſçait attendre.
Un feu contagieux et prompt à ſe répandre,
Dans ces triſtes climats vient d'aporter la mort ;
Je lui devrais le Sceptre, et j'en rends grace au ſort.
Le Roi pour arrêter ſes ravages funeſtes,
Eſt venu conjurer les puiſſances céleſtes
D'entendre ſes ſoupirs, d'épargner ſes ſujets,
Et de lancer ſur lui leurs redoutables traits.
Des Cieux heureuſement la colére épuiſée
S'est peu de jours après d'elle-même apaiſée.
Et ſelon mes déſirs, chacun a comme toi
Crû devoir ſon ſalut à l'amour de ſon Roi.
[Page 165]
ADRASTE.
Mais Seigneur, je l'ai crû ſur la foi du Ciel même.
Adraſte a pour garant ſa parole ſuprême,
Et dans le Temple hier, aux peuples d'Yolcos
Sa redoutable voix fit entendre ces mots.
Peuple rens à ton Roi graces de la lumiére.
Et toi Prince, demain : quand l'Aſtre qui t'éclaire,
Aura fait la moitié de ſon rapide cours,
Ma fureur te prendra pour victime derniére,
Un inviſible trait doit terminer tes jours.
POLIDECTE.
Ton eſprit trop crédule, a dans ſon trouble extrême{.}
Pris la voix d'un mortel pour la voix des Dieux même.
Aprends qu'elle a parlé par un trait de mon art,
Et que j'ai profité des bienfaits du hazard.
Le ſort a le premier commencé le prodige,
Et je dois l'achever.
ADRASTE.
Vous, Seigneur ?
POLIDECTE.
Moi, te dis-je,
Avant que le Soleil qui luit ſur ſes Etats,
Ait amené l'inſtant marqué pour ſon trépas,
Dans le Temple des Dieux, Admete doit ſe rendre,
Pour bénir leur bonté du coup qu'il vient attendre {?}
Et leur renouveller ſon ſerment {ſolemnel}.
Conduit par mes conſeils, comme il doit à l'Autel
Venir ſeul, dépouillé de la grandeur ſuprême,
J'ai d'un venin ſubtil, plus prompt que le fer même,
Emploiſonné l'encens que ſa main va brûler.
C'eſt l'inviſible trait qui le doit immoler.
Avec l'odeur fatale, il va dans ſon Offrande,
Reſpirer à longs traits la mort qu'il leur demande.
Sous mes coups par ce piége il tombera frapé,
Et mon crime ſera dans l'ombre envelopé.
Je veux qu'il ſoit couvert d'un voile qu'on adore,
Que du nom de prodige un Peuple entier l'honore,
Et qu'une heureuſe erreur faſſe croire en tous lieux,
[Page 166]Que l'oeuvre de [ma] main eſt l'ouvrage des Dieux.
ADRASTE.
Mon coeur eſt partagé par cette confidence,
Entre l'étonnement & la reconnoiſſance.
Des mêmes intérêts à votre ſort lié,
Puis-je trop ſignaler pour vous mon amitié.
Tout mon ſang répandu ne ſçauroit reconnoître
Les bontés qu'aujourd'hui vous me faites paroître.
Amour, dépit, orguëil que je ſers à la fois.
Heureux ſi mon coeur peut vous contenter tous trois ;
Si je puis me venger, rapeller ce que j'aime,
Régner & comme moi l'orner du Diadême.
ADRASTE.
Ah, Seigneur...
Qu'à toi ſeul ce ſecret confié,
Demeure entre nous deux, et ſoit comme oublié.
1.6. SCENE VI.
ALCESTE, IRCAS.
IRCAS.
MAdame, votre époux couronnant ce grand jour,
Veut parler à ſon Peuple, & combler ſon amour.
Il doit ſe rendre ici, paré du Diadême ;
Mais avant de paroître, il vous mande vous-même.
Ce Roi veut partager, mourant avec éclat,
Tous ſes derniers inſtants entre vous & l'Etat.
ALCESTE.
Je ne puis ſoutenir cette image terrible.
[Page 170]A force de douleur, je demeure inſenſible.
IRCAS.
Rappelez vos eſprits.
ALCESTE.
Non, je veux aujourd'hui,
Accompagner ſes pas & mourir après lui.
IRCAS.
Calmés le déſespoir dont votre ame eſt ſaiſie :
Vivés our votre fils, vivés pour la Patrie.
Vous êtes à tous deux {comptables} de vos jours.
ALCESTE.
Polidecte à mon fils prêtera son ſecours.
Il régira pour lui cet Empire paiſible :
Le Trône avec l'Autel n'eſt pas incompatible.
IRCAS.
Si ce Prince exerçant le pouvoir ſouverain,
De l'Etat une fois prend les rênes en main,
Il pourra des Autels ſentir la ſervitude,
Se faire de régner une douce habitude,
Et retenir un bien qui lui ſemblerait dû,
Et dont par votre choix il fut jadis exclu.
ALCESTE.
Le Peuple d'un tel joug vengeroit l'eſclavage.
IRCAS.
Ne vous repoſez point ſur un Peuple volage
Qui court avec fureur après la nouveauté,
Et des grands changemens eſt toujours enchanté :
Inſenſible aux bienfaits qu'auſſi-tôt il oublie,
Et du Theſſalien c'eſt ſurtout le génie.
ALCESTE.
Dieux ! j'ai recours à vous ; décidés de ſon ſort,
J'attens de votre Oracle ou la vie ou la mort.
Cours parler au grand Prêtre, & quoiqu'il nous an_
nonce,
A ta Reine expirante aporte ſa réponſe.
Le danger eſt preſſant, hâte-toi d'obéir.
Sois ardent à prier, & prompt à revenir.
Fin du premier Acte.